« L’auteur n’a jamais, en aucun sens photographié le    
                   Japon. Ce serait plutôt le contraire : le Japon l’a étoilé
                   d’éclairs multiples ; ou mieux encore : il l’a mis en
                   situation d’écriture »
                                                                                       R.B.

Le Salut.

1.  Toutes mes excuses d’abord pour ces deux chroniques non publiées. On invoquera les vacances et le travail. On invoquera aussi une sorte de monomanie pour ce qui se passe aujourd’hui aux Etats-Unis, une partie de ma vie (universitaire) étant américaine. Passons. Aujourd’hui, nous allons flâner entre les signes et la réalité. Naruto nous guidera. Il s’agit du début d’une brève série de trois chroniques.

Lors de la dernière chronique, nous avons évoqué un philosophe, Alexandre Kojève. Sa rencontre avec la culture nippone avait été pour lui l’occasion d’une jolie note sur le « snobisme » japonais qu’il opposait à « l’animalité » américaine.

Cette note était marquante parce que le terme « snobisme » me semble très bien décrire cet attachement pour un cérémonial vide et dépassé, ce maintien respectueux et désabusé qui caractérise une certaine configuration de la culture japonaise. Le Japon n’est-il pas en effet le pays qui, dans les années 30, pratiquait encore le seppuku, conservant au cœur de la plus haute modernité les signes d’un code médiéval ? La société du Japon industriel avait, depuis longtemps, dépassé les raisons (féodales) qui justifiaient une telle pratique ; pourtant, il en maintenait les formes.

De ce « snobisme », Naruto témoigne en choisissant, à l’instar de la plupart des mangas actuels, la période Edo comme arrière-plan général. Ce n’est pas seulement que ce moment de l’histoire japonaise est, de loin, le plus cérémonialiste, le plus « snob » si l’on veut, c’est surtout qu’il oblige les personnages à suivre un code déconnecté des raisons qui les font véritablement agir. Il y a une incohérence entre les formes tenues et les valeurs réelles dans Naruto qui est le propre du « snobisme » japonais. Ainsi, Naruto est un ninja nourri par les valeurs du self-made man moderne mais qui se plie sans mal aux règles d’un collectif autoritaire, c’est encore un jeune ado impulsif et obsédé qui suit, dans ses amours, les règles de la plus parfaite bienséance.

2. La note de Kojève soutient donc l’idée d’un écart entre les formes et le réel. Cet écart assumé permet de se satisfaire d’une certaine incohérence et surtout d’économiser la question du sens. En effet, le « snobisme » est l’indice d’un certain dédain pour la signification des signes ou, pour le moins, d’un exil de l’esthétique hors de toute matérialité : les représentations, les règles communes et les codes culturels fonctionnent, dans un univers « snob », de manière autonome, indifférents à l’appel du réel. Nous savons que Hiroki Azuma, l’auteur de Génération Otaku, radicalisera cet exil et en fera l’indice de la culture moderne en général et du manga en particulier.

Le « snobisme » japonais de Kojève a donc quelque chose d’un peu cynique dans la mesure où il ôte aux signes le pouvoir se rapporter d’une manière ou d’une autre au réel. Le « snobisme » est, de ce point de vue, une des formes que prend l’exotisme : face à un univers de signes étrangers et complexes, notre premier réflexe est toujours d’imaginer qu’il s’agit d’un cérémonial un peu absurde, en tout cas, sans relation avec le réel auquel seul notre propre système de signes correspond correctement. Aujourd’hui, l’incroyable complexité des codes collectifs sur Internet et leur apparente déconnexion du réel relèvent certainement, pour celui qui les découvre, d’une forme de « snobisme », d’un souci vide pour du vent. Mais les internautes qui partagent leur temps entre la toile et la vie IRL savent, sans toujours se le formuler, qu’il y a un lien, que l’écart du virtuel au réel n’est jamais infranchissable.

L’idée d’un écart radical entre les représentations et la réalité, l’idée du « snobisme », n’est souvent rien d’autre que l’indice d’une difficulté à relier sinon, plus gravement, la marque d’un renoncement sinistre. Aux yeux de beaucoup d’Européens, l’attachement de certains Américains pour les principes de leur Constitution avait tout du « snobisme », vu le peu d’effets de ces grands principes sur les inégalités du pays réel. Un de apports inouï de Barack Obama est d’avoir prouvé que le grand récit démocratique américain était toujours actif, d’avoir reconnecté les mots d’égalité, de liberté et de justice au présent matériel de cette nation, de leur avoir redonné un sens par l’intermédiaire de sa propre histoire.

3. Il suffit d’un être, d’un « je », pour articuler le rapport entres les signes et le monde. En politique, cela peut être un leader, lui-même signe vivant, venant combler l’écart entre les promesses passées et l’avenir. Sur Internet, malgré nos déclarations désinvoltes, nous savons bien qu’il y a un rapport entre nos multiples avatars et notre existence IRL, que telle pique virtuelle peut nous affecter réellement. Au fond, le « snobisme » est sinon une chimère du moins une maladie improbable de l’être : il faudrait imaginer un être humain sans « je », incapable d’intersecter les signes du monde et la matérialité de son corps. Bien sûr, il ne s’agit pas de nier l’écart entre les signes et le réel mais de rappeler qu’il est régulièrement franchi ; nous sommes traversés par les signes.

Hyuuga Neji est sûrement le personnage le plus snob de Naruto : il respecte les traditions de son clan tout en étant habité et conduit par un désir qui les conteste (l’amour de son père). Or, le problème de Neji est celui de son individualité, la question est celle de son « je » (de sa liberté et de son destin). Plus intéressant encore, le pouvoir de Neji est de lire les signes du corps, d’apercevoir le dessin au cœur de la matière. Ainsi, dans Naruto, le "snob" n’est pas celui qui écarte les signes du corps, c’est celui qui voit le lieu où ils la traversent. A ce moment-là, l’œil de Neji s’étoile.

Accepter la suggestion de Kojève sur le snobisme de la culture japonaise, c’est donc la reformuler : comment est-ce que les mangas rendent compte de l’écart entre les signes et le monde ? Que dit Kishomoto de l’étoilement de la matière ? Voilà notre projet pour les trois chroniques à venir.

Le no sms.
Le Vieux.