Maintenant que je puis couronner tant d’attraits,
Maintenant que je l’aime encor plus que jamais,
Lorsqu’un heureux hymen, joignant nos destinées,
Peut payer en jour les vœux de cinq années,
Je vais, Paulin…O Ciel ! puis-je le déclarer ?
Le Salut,
1. Il y a quelques mois, un internaute m’a envoyé une vidéo, trouvée sur youtube.fr : elle s’intitule « A Boy Dies After Imitating Naruto in a Sandbox » et évoque la mort d’un enfant, Codey Porter, étouffé par le sable alors qu’il tentait d’imiter, non pas Naruto d’ailleurs, mais Gaara. Cela s’est passé aux Etats-Unis, près de Seattle.
L’information n’a pas été particulièrement relayée. En dehors de la chaîne locale dont la vidéo est issue et quelques brèves à droite à gauche, cet accident est resté sans écho ; seule, en fait, la communauté des lecteurs de Naruto s’y est un peu intéressée.
Dans le mail qui accompagnait le lien, l’internaute s’étonnait qu’on n’en ait pas davantage parlé. Moi, j’étais plutôt surpris de me retrouver à la réception d’un tel message. Il semblait que j’avais soudain hérité d’une forme d’obligation morale et qu’ayant une fenêtre sur la toile et sur un des sites de mangas les plus fréquentés, je me devais de faire circuler l’information. Pourtant, j’étais, de prime abord, plutôt indifférent à l’égard de ce fait divers. Pourquoi en parlerait-on ?
2. On peut inverser la question : pourquoi n’en a-t-on pas parlé ? Les médias mettent à jour, en général une fois l’an, à l’occasion de faits divers plus ou moins identiques, un phénomène de société du type « la sinistre influence de … sur la jeunesse de notre pays ». Les jeux vidéos, Kurt Cobain, les mangas, le porno, Baudelaire, le rock ‘n roll, la tecktonik, les Crados ont, un jour ou l’autre, occupé la Une de nos journaux au prétexte qu’ils corrompaient les mœurs des plus jeunes.
De la réalité ou non de cette influence, nous ne dirons rien. C’est un sujet complexe, légitime, sans évidence. Par contre, il est clair qu’il existe une place médiatique pour ce genre d’événements ; le traitement journalistique répond à des contraintes formelles connues : portrait de la victime, rapide enquête sociologique, témoignage des proches, appel à la vigilance des parents. Nos réactions aussi sont conditionnées : on s’émeut avec régularité, on s’inquiète du phénomène, on en discute avec aisance. Les ventes du produit incriminé, parfois, baissent.
3. Au cœur de toutes ces affaires, il y a, en général, une mort. D’une certaine manière, c’est cette mort qui commande, organise, l’ensemble du traitement éditorial de l’histoire ; non pas l’importance sociologique du phénomène, non pas les répercussions commerciales de l’événement, non pas même la vérité ou non de l’influence de la musique, du film ou de l’œuvre incriminée. Le décès seul conditionnerait la totalité du processus médiatique. Par là, le décès nous obligerait à une
certaine décence.
Il est difficile, impossible en fait, d’admettre son entière indifférence face à la mort d’un être humain. Et, puisqu’elle nous touche, peut-on, sans menacer cette
certaine décence, y mettre des bornes ? En nous envoyant cette vidéo, l’internaute semble accuser : comment avons-nous pu rester indifférents à cet accident ? Comment avons-nous pu ne pas nous y consacrer ?
4. Mettre une mesure à ce genre d’événement est compliqué : rien ne paraît devoir peser face à lui. L’excès des réactions est inhérent à ces affaires : prenant comme point de départ la question de notre sensibilité face à la mort d’un être, la réaction ne peut être que sans limite. Quelque chose comme
la mise à l’épreuve de notre sentir semble se jouer à travers elles. Tenter de s’en affranchir serait le signe de notre froideur.
On a évoqué en France, récemment, l’idée d’une démocratie compassionnelle. A propos d’affaires graves, il apparaissait à certains commentateurs que les décisions politiques étaient de plus en plus déterminées par l’émotion causée ou supposément causée dans l’opinion publique. Les critères juridiques, sociaux ou éthiques étaient dédaignés au profit d’un traitement immédiat et efficace de la douleur des victimes et, par là, de notre propre souffrance compatissante. Que l’expression de démocratie compassionnelle soit ou non excessive, ce phénomène appartient en tout cas à ce registre de l’excès comme obligé face à la mort : que valent les objections de cet ancien garde des sceaux faisant valoir l’inefficacité totale, l’absurdité morale et l’erreur statistique de tel dispositif punitif quand il s’agit du décès d’un enfant ?
5. En lisant
Naruto, chacun éprouve des émotions originales qui sont propres au moment de la lecture et à l’histoire racontée ; de l’une à l’autre de nos impressions de lecteurs, des nuances existent, évidentes, quoique parfois un même terme les recouvre : la joie face à telle victoire militaire collective fictive n’est pas exactement la joie ressentie à la suite de tel accomplissement amoureux de notre héros. La première nous saisit aux tripes quand la seconde nous attendrit. Différence sensible. On pourrait ajouter encore que le cadre (collectif ou personnel notamment) de nos émotions est important aussi, à égale mesure du bout de récit qui en est le prétexte.
Depuis l’antiquité, différents registres d’émotions ont été distingués. Le théâtre a été l’objet de théorisations complexes destinées à organiser les sentiments qu’il pouvait provoquer. Les écrits d’Aristote sur la tragédie avaient pour objectif de codifier les moyens esthétiques par lesquels atteindre au mieux la
terreur et la
pitié, et ainsi la
catharsis. Provoquer précisément ce type d’émotions était, pour Aristote, le propre des meilleures tragédies : certaines, qui suscitaient plutôt
l’horreur ou la
répulsion, étaient considérées comme des échecs. Plus tard, en France, au XVIIe siècle, on poursuivit l’effort de précision esthétique -- mais aussi émotionnel -- d’Aristote. Dans sa préface à
Bérénice, Racine déplace les catégories d’Aristote et propose une « tristesse majestueuse » plutôt que la crainte et la pitié comme cœur de l’effet théâtral.
Un certain type d’émotion a pu être proscrite par les théoriciens du théâtre. L’interdit (relatif) sur la scène classique de la mort et du sang n’avait pas seulement à voir avec les codes de politesse ; il s’agissait aussi de se préserver d’un émoi considéré comme contraire au plaisir esthétique et susceptible d’éveiller des passions nocives. Au Ve siècle avant Jésus-Christ, Phrynikos représenta une tragédie,
La Prise de Milet, qui évoquait une défaite récente des armées athéniennes : la pièce provoqua la stupeur de l’assemblée, accablant les spectateurs du souvenir de cet échec. L’émotion suscitée fut considérée comme néfaste pour la communauté, menaçant le lien collectif et politique. Phrynikos fut condamné et, dès lors, les sujets tragiques limités.
6. Il y a des émotions qui assomment : elles sont souvent profondes, violentes et collectives. Surtout, elles menacent notre capacité à ressentir ; par leur caractère massif, elles peuvent anesthésier notre sensibilité, effondrer l’architecture parfois complexe du plaisir et de la peine. C’est, à la limite, le nom d’un danger contemporain : la neutralisation des affects ou l’impassibilité par la surcharge du lien de passibilité (P. Loraux). Nos émotions sont si particulières et si nuancées qu’elles ne se communiquent qu’avec difficulté dans leur subtilité ; on remercie celui qui sait entendre et retracer leur unicité -- cet amant, cet écrivain, ce tableau.
Le traitement médiatique mécanique et l’usage politique opportuniste sont incapables de respecter leur singularité. Nulle
tristesse majestueuse dans les JT mais, souvent, de l’horreur et de la répulsion – un sentiment d’accablement. Ce sont des émotions à la pelle qui produisent elles-mêmes des discours à la pelle : schéma éternel de l’émotion automatique, larme convenue du fait divers, bavardages interminables pour amplifier un affect sans identité, blablas empressés d’une émotion pour les masses.
Alors pourquoi parler de Codey Porter ?
Le Vieux
Le
no sms
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=> HumOù l'on lira Loraux, si l'on veut mais c'est un peu compliqué (quoique passionnant)
=> Mmmh...Où se trouve une critique, rapide, de la démocratie compassionnelle :
=> Ouin Ouin !Où Aristote pose les bases de la poétique
=> Eureka !Où Racine introduit Bérénice en discutant de la tragédie :
=> Ciel !